lettre inutile à Christian Bobin.

Cettre lettre a été publiée dans le numéro 100 de la revue Moebius.

Lettre inutile à Monsieur Christian Bobin.

Peu de livres changent une vie.

Quand ils la changent, c’est pour toujours.

La plus que vive.

Monsieur Bobin,

Ce matin, j’ai couru après mes mots que je ne trouvais plus. Harcelée, j’étais harcelée de mots. Je les ai cherchés partout. Feuillette et feuillette, ici, là, constante, fébrile, à la folie.

Enfin, ils sont là, dans votre livre « Autoportrait au radiateur » que je relis. À même vos pages, à l’orée de vos mots j’écris : De minuscules feuilles de chêne frissonnent. Il me semble les voir pour la première fois. Des chênettes brillantes, diaphanes, fripées, veinées comme la peau d’un nouveau-né.

Des soupirs me viennent comme si l’enfant avait trop longtemps pleuré.

J’écris n’importe où, n’importe quand, au moment le plus inattendu.

Imaginez des mots qui me pressent, qu’il faut absolument que j’écrive. Ils me viennent parfois au volant de ma voiture. Que faire lorsque je conduis sur l’autoroute? J’ai des petits calepins que je traîne avec moi. Ils sont là, à portée de mains, dans ma sacoche. Mes mains sont sur le volant et je dois conduire. Mon désir, comme un désir amoureux, est plus grand que la prudence. Après tout, nous avons deux mains. Je regarde devant et ma main radar tâtonne vers le sac que j’empoigne et que je ramène sur mes genoux. Un œil à la route, l’autre au sac, je cherche un crayon et le calepin que je glisse dans ma main gauche. J’écris d’une écriture cahoteuse, comme mise à l’index. Je ne peux évidemment pas me permettre beaucoup de mots. Cette journée-là, je voulais vous écrire une lettre pour vous dire comment vos mots avaient influencé ma vie.

J’ai griffonné ces mots sur mon calepin : pour vous écrire, je m’imprègne de la lecture de vous. Je butine vos mots.

Souvent quand j’écris, je pense à vous. À vos mots qui viennent à ma rencontre. Ces mots que vous avez écrits, vous ne connaissiez pas leur portée. Vous ne saviez pas comment le lecteur les prendrait.

…les vrais écrivains sont des sourciers. Des guérisseurs.

La main magnétique de celui qui écrit se pose sur le cœur à nu du lecteur,

résorbe la fièvre…

Votre manière de parler des jeunes mères dans « La part manquante » m’a beaucoup touchée. Comment un homme peut-il deviner la solitude des jeunes mères ? Comment un homme peut-il écrire :

Elles s’offrent en pâture à l’enfant, à ses blanches dents de lait, coupantes, brillantes. Quand l’enfant part, il ne laisse rien d’elles. Elles le savent si bien que les mauvaises mères essayent de différer la perte, d’allonger les heures, mais c’est plus fort qu’elles… Les mères se laissent quitter par leurs enfants et l’absence vient, qui les dévore. On dirait une loi, une fatalité, un orage que personne ne saurait prévenir. L’ingratitude est le signe d’une éducation menée à son terme, achevée, parfaite en sa démence.

Comment un homme peut-il deviner la solitude des « mères qui se laissent quitter »? Je me suis sentie moins seule dans ma solitude. Vous avez capté mon attention et je suis devenue curieuse de vous. Je vous ai même écouté. J’ai trouvé votre voix sur une cassette, votre voix qui lit « La part manquante », votre voix qui s’insinue, votre voix chaude, votre voix d’homme. J’ai entendu votre voix manger les mots, hésiter sur les mots, soupirer sur les mots. Se relire à haute voix…Quand tous ces mots ne nous appartiennent plus.

C’est une lettre inutile, je sais, mais je me suis dit que s’il y avait « Un livre inutile », il pouvait bien y avoir une lettre inutile.

Alors, j’essaie de lire entre vos lignes. C’est vous qui dites lorsqu’on vous interroge : « Il n’y a pas plus sûre biographie que les éléments qui se trouvent ici ou là, transmués par l’écriture et chahutés par le vent dans le plein air des livres. » Mais vous dites aussi ces paroles qui me désarçonnent : « L’homme dont on parle quand on parle de mes livres n’existe pas. »

Vous savez vos mots ont longtemps dormi sur ma table. Je crois qu’un titre ne m’allait pas : « Autoportrait au radiateur ». Mais, maintenant, je comprends; du moins, je pense comprendre. Je comprends selon moi.

Je vous relis donc.

Vous êtes avare de mots lorsqu’il s’agit de parler de vous, des événements qui ont marqué votre vie. Quelques lignes frustrantes au début de vos livres, un ajout plus important qui tente de passer inaperçu dans « L’Enchantement simple ».

Vous dites ne pas avoir de souvenirs d’enfance : beaucoup de choses ont passé sans laisser de traces. « C’est à croire que je n’ai jamais été là. » À l’école, vous étiez celui qui regarde plutôt que celui qui participe. Pas de rupture, ni de crise, sauf à l’âge de trois ans, l’âge de l’école en France : « L’âge où les mères abandonnent leurs enfants ». Vous vous demandez comment vous avez pu écrire des livres avec si peu de souvenirs?

Et moi, je ne suis pas certaine d’avoir vécu. Parfois, je pense que ma vie ne vaut pas la peine que je m’y attarde. Peut-être l’ai-je traversée comme un serpent se faufile dans le désert et qui fuit plus vite que l’éclair à l’approche du danger. Peut-être que je suis comme le grain de sable et que je me laisse porter par le vent, indifférente à ce qui m’arrive. Peut-être que je suis comme la spectatrice qui regarde sa vie se dérouler à l'écran, étrangère. Sinon, comment expliquer que je me sente comme une table rase? Que j'aie l'impression d'avoir tout oublié? Que mon existence est comme une autoroute linéaire et sans fin? Que je pourrais facilement bailler et m'endormir tellement le paysage est uniforme et morne? Et je me demande comment puis-je écrire des livres avec si peu de souvenirs ?

Comble de malheur, la misère, connais pas. J’ai bien vu de loin des quêteux qui frappaient à la porte, des gens qui n'en menaient pas large, il n’y avait vraiment pas de quoi fouetter un chat. Quelques fois, je me dis que j'aurais dû naître garçon. Certainement que ma vie aurait été plus palpitante, j'aurais pu aller voir ailleurs si j'y étais. Une fois, j'ai essayé de sortir de la maison, de faire comme eux, mine de rien, mais la corde qui m'attachait à la table n'était pas assez longue. J’ai pris mon trou et suis retournée au ménage et à la vaisselle. C'est peut-être à ce moment que j'ai commencé à perdre le sens parmi les moutons sous le lit ou dans les bulles savonneuses.

Faut-il être torturé pour réussir à écrire? Beaucoup de livres l’insinuent. À vous lire, j’ai compris…à ma manière.

Tout peut provoquer le surgissement de l’écriture – une perte, une joie, les ombres chinoises de la mémoire, une baleine blanche, la guerre de Troie, une odeur de lilas, mais le sujet réel des livres, leur sujet unique, c’est le lecteur à l’instant où il lit et le bouleversement qui lui vient de cette lecture, comme des retrouvailles de soi avec soi.

Je vous lis avec mes cordes sensibles. J’interprète avec mon cœur, l’invisible, l’indicible. Vous dites que la vie est belle, que l’on n’a qu’une vie, qu’il faut la vivre pour le meilleur et pour le pire, qu’il suffit de la regarder et de s’émerveiller, de se laisser bercer. Alors, je vous offre ces mots qui viennent de ma mémoire, celle du cœur, des mots que vous auriez pu écrire : j’ai vu à l’automne les bourgeons prêts pour le printemps. C’est un travail de longue haleine. Comme pour l’écriture. Préparer le terrain, laisser la terre au repos un certain temps, un repos de léthargie, un repos vivant et un jour, éclater comme bourgeons au printemps.

Hier, je me suis étendue à côté de vous. Je lisais entre vos lignes.

Vous êtes venu me visiter ou je suis allée vous visiter au Creusot. Je ne sais pas. Avez-vous senti ma présence? Vous marchiez dans la forêt. Je n’ai pas voulu déranger votre solitude. Il y avait une maison blanche vermoulue aux volets clos. C’était inscrit sur la porte : Gîte , ouvert. À l’arrière de la maison, on y vendait, paraît-il, de la crème glacée. J’avais un goût de fraîcheur et de vanille sur la langue. J’essaie d’ouvrir. La porte s’obstine à rester fermée. Elle s’écaille et des herbes la protègent. J’essaie l’autre porte qui cède. Une bouffée de chaleur me frappe de plein fouet. À l’intérieur, j’éternue le feu de bois et l’air vieillot. Une porte à gauche, l’autre à droite. J’opte pour celle de gauche qui grince comme pour signaler ma présence. L’autre porte s’ouvre. Un homme, un fanal à la main, aux traits anguleux, à la chevelure Riopelle, me parle : « Vous pouvez passer ici le temps qu’il faut. Quand vous partirez, fermez les portes. » Un lit et une chaise comblent la première chambre. Les volets clos strient la lumière. Les draps frais m’invitent. J’hésite. Je regarde l’autre porte ouverte : sur la table du vin, du pain, du fromage, des crayons et du papier. Quelques miettes retiennent mes yeux. Une ombre s’éclipse.

Je vous écris de ces lieux.

Ginette Chicoine.

Commentaires

Anonyme a dit…
Quelle jolie lettre inutile où je me retrouve si bien .
JZ

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