Éric-Emmanuel Schmitt

Je ne peux pas dire que j'aimais particulièrement l'homme à ses débuts. Je le trouvais arrogant, peut-être était-il seulement sur ses gardes. Maintenant, je trouve que ses yeux sourient et ils communiquent mieux avec les journalistes.
J'ai lu Oscar et la dame rose et Odette tout le monde : j'ai beaucoup apprécié son style concis, un peu ma façon d'écrire.
Je viens de lire un entretien de François Busnel avec É.-E.S. dans la revue Lire.
De plus en plus,je trouve que nous avons des atomes crochus.

L'amour est la fréquentation assidue d'un mystère.

Phrase qui donne à penser.

Il dit aussi:
«Il est si douloureux, ce crâne, cette enceinte de paroles non prononcées, ce sanctuaire sombre encadré par mes tempes! Je ne pourrais prononcer certains mots sans m'écrouler»


Et il me fait réfléchir sur la fiction. Je dirais le passage vers la fiction. La différence.


Je cache mes douleurs. Je n'en livre que le résultat, c'est-à-dire la confiance et l'optimisme qui, aujourd'hui, m'habitent. Je n'éprouve aucun besoin d'exposer mes douleurs et mes souffrances. D'abord parce que je n'aime pas la posture de victime, l'apologie du pathos, le culte que notre époque voue au négatif. Ensuite parce que je trouve plus intéressant de parler de ce qui sort d'une épreuve que l'on a traversée plutôt que revenir sans cesse sur le choc qui l'a provoquée. Au fond, je n'arrive à parler de ce qui me constitue vraiment qu'à travers des fictions. Chacun a ses secrets, ses déséquilibres. Moi, j'ai atteint ce point de secrets et de déséquilibres qui rend fécond.


Il faut donc qu'il y ait un secret pour devenir écrivain?

E.-E.S. Oui, il faut que les choses ne puissent pas se formuler littéralement et qu'elles aient besoin de se formuler littérairement, fictionnellement, dramatiquement. Si je mettais platement ma vie à plat, même pour moi-même, peut-être certains points de souffrance disparaîtraient-ils mais je ne pourrais plus rejoindre les autres, c'est-à-dire les gens, les lecteurs. ...
On parle beaucoup plus de soi en s'abritant derrière le masque des personnages que l'on invente. Peut-être parce que l'on se sent protégé. Du coup, on en dit davantage sur soi. Mais on le dit de façon métaphorique, c'est-à-dire à travers des images, des symboles, des histoires, des récits mythologiques. C'est ainsi que l'on rejoint les autres. Par ce détour. Notre époque vit la tyrannie de la sincérité: on vous explique que la valeur d'un livre vient de ce qu'il est «authentique», «sincère», «qu'il saigne», etc. Mais c'est à mourir de rire! Il n'y a rien de plus faux que l'autofiction, rien de plus contrôlé et protégé. Alors que rien ne nous échappe plus que l'imagination. L'imagination, c'est un texte écrit par vos pulsions, par vos désirs, par vos fantasmes: rien n'est donc plus révélateur que l'imagination.


Ici, il répond un peu à ma question de l'autre jour:


Comment gérez-vous votre succès?

E.-E.S. Qu'est-ce que c'est, le succès? Pour moi, ce fut de découvrir que j'étais de mon époque alors que je pensais, par ma formation (lettres classiques, latin, grec, Normale Sup', philosophie), y échapper. Je suis de mon siècle puisque mon siècle me fait la fête. Le succès m'a réconcilié avec moi-même.

Vous étiez donc fâché avec vous-même?

E.-E.S. Disons que je me sentais isolé. Je n'en souffrais pas mais j'étais isolé. On ne décide pas de réussir et l'on n'est pour rien dans son succès: je suis l'auteur de mes livres, mais c'est le public qui est l'auteur de mon succès. C'est en cela que le succès est une réconciliation avec l'époque dans laquelle on vit et à laquelle on croit, un peu sottement, pouvoir échapper. Avec le succès, on découvre que les attaques vous blessent moins qu'avant, on a la force de hausser les épaules lorsque l'on sent que l'attaque est fausse.

Les critiques négatives - qui sont souvent de principe chez certains journalistes qui ne vous lisent pas ou mal - vous blessent-elles?

E.-E.S. Non, plus maintenant. Le paradoxe est que j'ai été découvert et encensé par la critique puis démoli par elle. Quand je tirais à 400 exemplaires, j'étais génial; à 40 000 exemplaires, je n'avais plus de talent; à 400 000 exemplaires, je suis nul! Du moins, aux yeux de certains...



...je dois avouer que j'ai un problème avec le roman...

Ah bon?

E.-E.S. D'une manière générale, je trouve que la plupart des romans que je lis, c'est du pâté d'alouettes...

C'est-à-dire?

E.-E.S. 95% de porc, 5% d'alouettes! (Rires) Des nouvelles allongées, remplies de dialogues inutiles, de descriptions inutiles, d'indications inutiles, de péripéties inutiles... Quand Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran a été publié aux Etats-Unis, mon éditeur américain m'a demandé si je ne pouvais pas rallonger le livre pour passer de cent pages à trois cents! En France, nous avons plus de respect pour les contes de Voltaire, les aphorismes, la lettre, les écritures brèves. La littérature du XVIIe siècle français, notamment, est une écriture dont le format n'est pas préétabli. La rêveuse d'Ostende est une nouvelle de 120 pages que j'ai réécrite plusieurs fois, jusqu'à ce que j'arrive à condenser le récit en si peu de pages tout en conservant la complexité narrative: j'enlevais le gras au fur et à mesure, jusqu'à ce qu'il ne reste que ce qui devait rester. Les textes courts me demandent toujours beaucoup plus de travail que les longs romans.

Je lis présentement (entre autres) L'art de la joie de Goliarda Sapienza. Je n'ai pas l'habitude de lire d'aussi gros roman (en terme de nombre de pages: 621). J'enlèverais une très grosse partie des dialogues qui me semblent inutiles. D'ailleurs, je ne me gênerai pas pour dire que je fais de la lecture rapide, j'effleure les mots et je passe à un autre chapitre sans perdre le fil.


Concrètement, comment écrivez-vous?

E.-E.S. Avec le temps, j'ai beaucoup changé. Avant, c'était un premier jet. J'étais dans une espèce d'urgence vitale: il me fallait écrire, vite, tout ce que j'avais à écrire, et publier.

Comment expliquez-vous cette urgence vitale?

E.-E.S. J'ai vu tellement de gens qui voulaient écrire mourir avant d'avoir terminé le moindre livre... Ils avaient un vrai talent et, peut-être, une grande carrière devant eux. Ils étaient pleins du même rêve que moi et n'ont pas pu le vivre. C'est cela qui m'a donné ce sentiment d'urgence: si je vis, alors il faut que je mérite cette vie. Vivre crée un impératif moral. Et une grosse contrainte mentale: on n'a pas le droit de perdre son temps car tout peut s'arrêter très vite. Voilà pourquoi j'écrivais vite, d'un jet, avec force et violence, sans prendre beaucoup de temps pour me relire. Parce qu'il fallait vite passer à l'oeuvre suivante. Avant qu'il ne soit trop tard. Aujourd'hui, j'ai sans doute mûri: je déteste me relire trop longuement car j'ai l'impression de l'écrivain qui se regarde le nombril, mais je prends vraiment le temps de retravailler, d'épurer, d'épurer, puis encore d'épurer. Cela dit, alors que je publie beaucoup, je n'écris quasiment jamais.

Comment cela?

E.-E.S. Je compose tout le temps. J'imagine des histoires partout où je me trouve. J'ai rendez-vous avec des tas de livres qui mûrissent dans ma tête mais je n'écris que quelques semaines par an, uniquement l'après-midi. Je ne connais pas la page blanche puisque je n'écris pas! Quand je me mets à écrire, je noircis aussitôt ma page. C'est Racine qui disait: «Ma tragédie est faite, je n'ai plus qu'à l'écrire...» Quand je commence à écrire, j'ai toujours la première phrase et la dernière. Entre les deux, je compose. Ça me donne l'impression d'être un funambule, un type qui accroche son fil sur un piton: je mets le piton de la première phrase sur un roc puis je fais le voyage en essayant de me faire peur, de me surprendre, de donner au lecteur l'impression que je vais me casser la figure... Les premières et les dernières phrases de mes romans et de mes pièces sont les matrices. Entre les deux, je tends un fil.



E.-E.S. Dans la nouvelle intitulée Les mauvaises lectures, j'imagine un prof qui ne lit jamais de fiction, jamais de roman, qui a tué toute vie imaginative en lui. Mais ce genre de personnages existe. C'est un monsieur sérieux qui pense que le roman est le règne de l'arbitraire. J'avoue avoir pensé cela, à un moment de ma vie. Lorsque j'enseignais à l'Université. Où est la source qui fait que la parole est juste? Qu'est-ce qui fait qu'on ne dit pas n'importe quoi? Je me suis longtemps posé la question. Le roman m'apparaissait alors comme quelque chose de factice. Mon personnage est l'exemple type du lecteur positiviste, très intelligent mais incapable de lire un roman ou une pièce parce que lire un roman ou du théâtre exige plus que de l'intelligence: de l'imagination. Cette nouvelle montre que lorsque l'on se coupe de la vie imaginaire, de l'imagination, on s'expose à de graves dangers... Bergson parlait de la fonction fabulatrice, c'est-à-dire du besoin que nous avons tous de nous raconter des histoires pour remettre de l'ordre dans notre expérience, dans notre vécu, dans nos souvenirs et dans notre imagination. La nouvelle est un genre qui convient bien aux dramaturges: Pirandello et Tchekhov sont les rois de la nouvelle. La nouvelle redonne le pouvoir aux écrivains.


http://www.lire.fr/entretien.asp/idC=51770/idTC=4/idR=201/idG=3


Commentaires

Anonyme a dit…
Bien intéressant tout cela. Je suis d'accord avec lui quant à l'autofiction et l'importance de l'imagination.

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